“Les jeunes avocats prennent le barreau par les cornes"
Les robes noires entrent dans leur neuvième semaine de mobilisation contre le système «universel», qui va précariser davantage les moins bien payés. «Libération» a rencontré quatre d’entre eux.
Deux mois de mobilisation et une déclaration censée renouer le dialogue. Vendredi dernier, la garde des Sceaux a annoncé, juste après une rencontre avec les représentants de la profession, la création d’une «mission opérationnelle» concernant l’avenir des avocats, qui doit rendre ses conclusions fin avril. A la tête du projet, une personnalité «incontestable», selon Nicole Belloubet: Dominique Perben, ancien garde des Sceaux de Jacques Chirac... Drôle de symbole si l’on se souvient des manifestations d’avocats à son époque, en 2004 et 2005. «Nous attentions un geste fort de la ministre, elle, nous propose une mission», a déploré Christine Feral-Schuhl, présidente du conseil national des barreaux. Autre proposition : «une réévaluation de l’aide juridictionnelle». Sans avancer de chiffre, à ce stade. La rencontre n’aura donc pas apaisé la colère des avocats qui refusent d’entrer dans le régime universel impliquant un doublement des cotisations de 14 % à 28 % pour ceux gagnant moins de 40 000 euros par an et une diminution du montant minimum de la pension de retraite. Au contraire, l’annonce de l’utilisation du 49.3 et l’imminence du vote du texte à l’Assemblée nationale l’a fait redoubler. Jamais les 164 barreaux de France et leurs 70 000 avocats n’auront été aussi unis dans un mouvement de protestation, inédit par sa durée.Libé a rencontré ceux qui seront les premiers frappés par les effets de la réforme et qui luttent depuis plusieurs semaines.
Safya Akorri, 36 ans, Paris
«Le travail de ceux qui défendent les justiciables les plus pauvres n’est pas valorisé»
«Lorsque j’ai prêté serment, il y a plus de six ans, je ne m’imaginais pas faire grève un jour. Pourtant, un an après, j’étais déjà mobilisée contre la réforme de l’aide juridictionnelle. Avec la réforme des retraites on est passé à autre chose. C’est une totale remise en question de mon choix de carrière. C’est peut-être à cause d’un manque de communication de la part des avocats que les Français sont aveuglés par le stéréotype de l’avocat nanti. Encore que cette perception est en train d’évoluer. Mais que le gouvernement ait fait ses simulations initiales sur nos retraites en prenant comme base un revenu moyen de 45 000 euros par an, c’est du n’importe quoi. Ça fait six ans que je suis avocate et je suis loin de gagner cette somme. Comment expliquer que le pouvoir nomme une personne pour reprendre les discussions avec les avocats et annonce, 24 heures plus tard, qu’il n’y aura finalement pas de débat parlementaire ? On se doutait bien qu’ils allaient utiliser le 49.3, mais on le prend violemment. Je suis arrivée tard dans la profession, à 30 ans. Très vite après mes débuts dans un grand cabinet américain de droit international, j’ai ressenti le besoin de défendre aussi bien un dirigeant d’entreprise qu’un SDF. Ce qu’on ressent lorsqu’on plaide dans une salle d’audience nous prend tellement aux tripes que je ne pouvais pas continuer à défendre un seul type de personnes. Depuis cinq ans, je suis à mon compte et environ 80 % de mon temps est consacré à l’aide juridictionnelle. Je défends des gens qui ne peuvent pas se payer d’avocat. Cette activité correspond à 30 % de mon chiffre d’affaires maximum. En comptant les charges, je me reverse un peu plus de 10 % du montant que je génère. A Paris, il est impossible de vivre de l’aide juridictionnelle car nous sommes trop nombreux. Ce n’est pas forcément ce dont rêve l’étudiant en droit de base. On a les mains dans le cambouis. Pour un dossier qui peut durer trois ans par exemple, je serai payée moins de 1 600 euros et avec le doublement prévu des cotisations, je ne pourrai plus me permettre d’être à mon compte. Lorsqu’on a un cabinet avec un loyer, l’électricité, Internet et une collaboratrice à payer, ce n’est humainement plus possible de donner son temps pour une défense qui n’est pas très rémunératrice. Nous sommes vus par le pouvoir comme les petits avocats de base et nous avons le sentiment que le travail de ceux qui défendent les justiciables les plus pauvres n’est pas valorisé.»
Virginie Marques, 41 ans, Bobigny
«On ne peut plus travailler ainsi, on est toujours sur le fil»
«Depuis le 6 janvier, je ne suis plus avocate, je suis gréviste. Je n’ai pratiquement pas plaidé, si ce n’est quelques dossiers pour cause de demandes de renvoi refusées. Je ne suis plus à mon cabinet, je ne vois plus mes clients… Ça me fait mal, évidemment. Ce qui m’intéresse dans ce métier, c’est d’être dans les salles d’audience. Ne pas l’être, me déchire le cœur. Au-delà de la bataille contre l’augmentation de nos cotisations, le mouvement s’est orienté sur l’état global de la justice en Seine-Saint-Denis. On ne peut plus travailler ainsi, on est toujours sur le fil. Un jour, ça va casser. Quand vous travaillez ici, vous côtoyez la misère. Mais je reste très attachée à ce département, j’ai grandi à Tremblay-en-France. Travailler à Bobigny, c’est un acte militant. Ce n’est ni un échec, ni une erreur. Aujourd’hui j’ai peur de fermer mon cabinet, je ne suis pas certaine de pouvoir faire face. Ça fait quatorze ans que je fais ce métier, j’ai toujours voulu faire ça, la simple hypothèse de devoir arrêter est un crève-cœur. Le plus dur est la gestion financière. Et ils veulent nous rajouter des cotisations ! C’est une farce ! On ne pourra pas augmenter les honoraires de nos clients, surtout ici. Si on le faisait, les habitants n’oseraient plus nous venir nous voir. Je suis au bord des larmes régulièrement, je suis fatiguée physiquement et moralement. Par moments, j’ai peur d’écouter le répondeur de mon cabinet, d’entendre mes clients râler. Heureusement qu’ils sont sympas… Certains sont inquiets, je peux le comprendre. Ce sont des choses qui vous empêchent de dormir. Et puis, il y a les problèmes financiers qui commencent. En tant qu’avocat, nous sommes payés généralement en ouverture de dossier. Ces dernières semaines, les rentrées d’argent se font rares. Alors, j’esquive ma banquière et mes responsabilités, je me dis que ça ira mieux demain. Ça commence à être inquiétant, mais cela fait partie du jeu. On ne peut pas faire grève sans conséquences financières. Ça rajoute un stress énorme, c’est sûr, mais on s’accroche, je reste souriante. Je m’arrêterai quand je serai morte !»
Marc Le Roux, 32 ans, Lorient
«Les cabinets de proximité risquent de disparaître»
«J’ai découvert la profession d’avocat au cours de mes études de droit. C’est en faisant des stages, en assistant à des audiences, que j’ai pris conscience que cette profession permettait véritablement d’être libre et indépendant. Deux conditions indispensables pour défendre au mieux les justiciables. Après avoir prêté serment, en 2015, j’ai rejoint un cabinet de Lorient en tant que collaborateur libéral, car je souhaitais intégrer un barreau à taille humaine. Beaucoup de mes camarades ont préféré rejoindre le barreau de Paris ou celui de Rennes et s’en sont mordu les doigts, se retrouvant dans des cabinets-usines où on ne leur laisse pas la possibilité de traiter des dossiers personnels. Mon statut est assez particulier et m’impose de consacrer l’essentiel de mon activité au service de mon cabinet. Mais celui-ci me laisse aussi la possibilité de développer ma propre clientèle. Je gagne correctement ma vie, mais mon contrat peut être rompu du jour au lendemain, sans motif et sans droit au chômage, moyennant un préavis de quelques mois. Je fais également partie de la permanence du barreau de Lorient, qui me conduit à défendre des justiciables qui bénéficient de l’aide juridictionnelle. Le projet de réforme des retraites est consternant. En prévoyant de doubler les cotisations retraites des avocats qui gagnent moins de 40 000 euros, avec les charges déjà très importantes qui nous incombent pour avoir le droit d’exercer, ce sont les cabinets de proximité qui risquent de disparaître au profit des plus grosses structures, qui n’ont pas du tout les mêmes problématiques financières. La ministre de la Justice n’a rien proposé de véritablement concret. Evidemment, une revalorisation des missions réalisées dans le cadre de l’aide juridictionnelle serait une bonne chose à condition qu’elle soit significative. Pour l’heure, aucun chiffrage, aucun calendrier concret n’a été communiqué. Il convient donc de rester mobilisés.»
Xavier Pizarro, 35 ans, Marseille
«Demander à quelqu’un qui bosse 65 heures par semaine de gagner le smic, ça frise l’indécence»
«J’exerce depuis un peu plus d’un an à Marseille et j’ai tout de suite voulu m’installer seul. J’avais déjà eu plusieurs vies avant, j’avais envie de liberté et d’autonomie… Et j’avais quelques économies personnelles qui m’ont aidé à démarrer. Au départ, la clientèle s’est faite par le biais de connaissances et de bouche-à-oreille. Je fais principalement du pénal et du droit européen et puis je me suis inscrit sur les listes des commis d’office. Pour moi, c’est la meilleure école qui soit : on est dans l’impro, il faut réagir à des situations très stressantes dans un temps contraint… Les comparutions immédiates sont probablement l’exercice le plus difficile : vous récupérez six dossiers le matin à traiter pour l’après-midi, il faut étudier les cas, discuter avec le client, sa famille et ne pas perdre de vue le droit… Bref c’est un peu comme un urgentiste à qui on amène six brancards ! C’est très formateur et ça permet aussi un complément de revenus pour ceux qui se lancent. Même si c’est très mal payé : par exemple, sur un dossier récent, j’ai été mobilisé du vendredi au dimanche soir, j’ai dû réintervenir deux mois après, soit en tout environ 30 heures, sans compter les visites en détention. A l’arrivée, j’ai été payé 251 euros… Je fais partie de ceux qui ont eu de la chance. Ma première année a plutôt bien marché : après paiement des charges, j’ai gagné autour de 1 800 euros par mois, pour environ 65 heures par semaine. Ce qui est à la fois relativement confortable et peu. Et je n’ai pas passé un week-end sans travailler… Si la réforme passait demain, je n’aurais pas pu poser ma plaque. Je n’aurais peut-être même pas pu exercer tout court : on choisit ce métier par conviction, c’est un sacerdoce qui nous rend capable de grands sacrifices, mais demander à quelqu’un qui bosse 65 heures par semaine, qui fait l’impasse sur sa vie personnelle, ses week-ends, ses loisirs, de gagner le smic, ça frise l’indécence. Depuis le début du conflit contre la réforme, je me suis mis en grève. J’ai tout de même plaidé quelques dossiers dans lesquels la liberté de mes clients était en jeu. Sinon, pour tenir, j’ai tapé dans mes réserves et je me suis réorienté dans le conseil. Cette grève, c’est un sacrifice nécessaire : c’est l’existence même d’un pan entier de la profession qui est en jeu. C’est sans précédent comme situation. Elle n’est pas anodine cette grève : à Marseille, on va bientôt atteindre l’année de retard dans le traitement de dossiers, le tout s’ajoutant sur un retard déjà existant.»